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Jacques Paradoms
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26 janvier 2016

Le briquet

C’était une journée comme une autre.  À la banque où Richard travaillait depuis vingt-cinq ans, il ne s’était rien passé de particulier.  À dix-sept heures, il était sorti, machinalement, en se demandant ce que Martha aurait préparé pour le repas.  Puis, il avait pris la navette, comme chaque jour.  Le train avait eu ses dix minutes de retard habituelles.  C’était vraiment une journée comme les autres, où il ne se passe jamais rien.

Vous vous demandez alors quel est l’intérêt de cette histoire qui n’en est donc pas une.  Est-ce ma faute si la vie n’est pas un roman d’aventure ?

Quoique…

Sitôt passé la porte d’entrée, Richard ôta son manteau et l’accrocha à la patère.  Il déposa sa serviette contre le mur du hall, en sortit son journal que sa femme lirait le lendemain et entra dans le salon.  Je ne décrirai la pièce.  (Ce genre d’écriture est démodé.)  Je dirai juste que le mobilier était de vrai bois.  Vous imaginerez le reste.  Il allait se diriger vers la cuisine d’où parvenaient des bruits d’ustensiles.  Mais son regard fut attiré par un objet insolite.  Là, bien en évidence sur la table basse.  Son cœur s’arrêta.  À moins qu’il ne s’emballât.  Richard se laissa choir sur le premier fauteuil en fixant cette chose incongrue sur la table de son salon.  En quelques secondes, il réalisa que vingt ans de confiance s’écroulaient en un clin d’œil.  Il cligna d’ailleurs des yeux.  Mais la pièce à conviction était toujours là.

– Ma femme a un amant.

L’avait-il dit à haute voix ou seulement pensé ?

Ni Martha ni lui ne fumaient.  Il avait cessé depuis cinq ans.  Pourtant, sur la table, jumelé avec son reflet dans la vitre, reposait un briquet.  Pas n’importe quel briquet : un beau briquet, à tout le moins plaqué or avec, dans un coin, un petit diamant.  Au moins, son amant avait les moyens !

La découverte avait déferlé sur son cœur comme une lame de fond.  Petit à petit, le calme revenait.  Avec la réflexion.  Que prouvait la présence de ce briquet qui ne lui appartenait pas ?

Il avait toujours ignoré la jalousie, convaincu qu’il était impossible que sa femme le trompe.  Elle n’y aurait même pas pensé.  Même si elle l’avait rêvé, elle n’aurait jamais osé sauter le pas.  Sûr de lui, il considérait que la jalousie ne se justifie pas : ou elle est sans objet, ou elle n’a plus de raison d’être.  Les chroniqueurs ne manquent pas de différencier un mari jaloux d’un mari trompé et les jurés accordent leur clémence à ce dernier alors que son ridicule condamne le jaloux.

Se ressaisissant, il se dirigea vers la cuisine.  Dès qu’il ouvrit la porte, un fumet de bœuf bourguignon lui titilla les narines.  Il s’efforça de sourire en embrassant Martha sur le front et la salua de sa formule habituelle :

– Comment vas-tu ?  Qu’as-tu fait aujourd’hui ?

– Comme d’habitude.

Richard lui trouva un visage fermé.  Ses soupçons se confirmeraient-ils ?  Avait-elle cessé de l’aimer ?  De ses mains mouillées, elle ôta son tablier taché avant de se rendre au salon.

– Tu as eu de la visite ?

Après quelques secondes de silence, elle laissa tomber :

– Oui.

Suivit un nouveau silence pendant lequel les pensées de Richard galopèrent.  Une idée saugrenue lui traversa l’esprit : il imagina sa femme dans les bras de l’autre.  Quel visage lui donnait le plaisir ?  Une bouffée de désir le saisit.  Puis vint l’indifférence devant l’inévitable, la résignation du condamné.  « C’est la fin.  Elle va tout avouer.  Et me dire qu’elle me quitte. »  Sûrement, elle avait l’intention de consommer la rupture aujourd’hui.  Sinon, elle aurait pris soin de cacher le briquet.

– J’ai eu la visite d’un homme.  Encore jeune.  Et pas mal.

– Et il a oublié son briquet au salon.

– Oublié, si l’on veut.

– Oui.  J’ai compris !  il l’a laissé volontairement pour que je sache que tu as un amant.

– Un amant ?  Moi ?  Ça c’est un comble !

Martha éclata en sanglots.  Entre ses doigts coulaient des larmes de colère, de révolte, plus que de tristesse, face à la trahison de son mari.  Dans un mouvement de rage, elle jeta à terre le vase qu’elle avait garni de fleurs coupées ce matin dans leur jardin, puis s’effondra sur le canapé.  Sa violence soudaine ébranla Richard.  Il n’aurait peut-être pas dû être aussi direct.  Après tout, que prouvait ce briquet trop en évidence ?  Il tenta de se rattraper, s’assit à côté d’elle en la prenant par les épaules :

– Calmons-nous et explique-moi tout.

Elle lui asséna un violent coup de coude dans l’estomac tout en continuant à sangloter durant ce qui sembla à son mari une éternité.

– Tu m’accuses d’avoir un amant !  Alors que c’est toit l’hypocrite !  Et depuis des années ! 

– Je ne comprends pas.

– Oui, un homme est venu.  Jeune et beau.  Comme tu l’étais.  Il te ressemblait un peu d’ailleurs.

– Qui était-ce ? 

Il crut voir dans son regard une lueur ironique.

– Un certain Richard Delporte…  Ça te dit quelque chose ? 

Il aurait aussi bien pu s’appeler Jean Dupont.

Martha se ressaisit.  Elle semblait maintenant tout à fait sure d’elle.

– Ce nom ne te dit vraiment rien ? 

Devant l’air interrogatif de son mari, elle poursuivit, pas très convaincue :

– La mère de ce jeune homme est morte il y a quelques jours.  Un cancer.  On a trouvé dans ses affaires un petit paquet.  Avec ton nom.  Il paraît que c’est un cadeau qu’elle avait voulu te faire.  Mais elle n’en a pas eu l’occasion.

Richard comprenait de moins en moins.  Il ne connaissait aucune femme de ce nom.  Et maintenant, c’était au tour de sa femme de la soupçonner d’entretenir une maîtresse.  Ou d’en avoir entretenue.  Et c’était à lui de devoir se justifier.

– Quel âge avait ce jeune homme ? 

– Une petite vingtaine d’années.

Et si c’était le fils de Laure ?  Il l’avait connue quand elle était encore célibataire, alors qu’il était marié depuis deux ou trois ans.  Richard dissimula un sourire en pensant à sa jeunesse : il avait été un chaud lapin, naguère.  Et il avait fallu quelques années de mariage avant qu’il s’assagisse.

Quand sa maîtresse lui avait annoncé qu’elle attendait un enfant, il avait pris conscience de ses responsabilités envers sa femme.  Courageusement, il s’était retiré de la vie de Laure, sans un mot.  Sans un adieu au cours duquel elle aurait quand même pu peut-être lui offrir le briquet.

Avec un faux sourire de soulagement, il s’écria :

– Mais bien sûr !  Je me souviens.  C’est une ancienne amie.  Très ancienne, précisa-t-il.

– Qu’y avait-il entre vous ? 

La question l’embarrassa.

– Bof !  Rien de spécial, balbutia-t-il en regardant le vase brisé sur le sol.

– Le jeune homme m’a demandé de te rassurer en te précisant que « personne ne te demande rien ».  Qu’est-ce que cela signifie ? 

Vaguement honteux, Richard bafouilla :

– Alors, là, je n’en sais rien.

Il porta son regard sur le briquet plaqué or et incrusté d’un diamant qui se reflétait dans la vitre de la table et, toujours sans regarder sa femme, il assura :

– De toute façon, c’était bien avant que je te connaisse.  J’ai faim : passons à table, si tu veux.

Finalement, c’était bien une journée comme une autre.

*

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