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Jacques Paradoms
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1 mars 2016

Avis de décès

De la cuisine, parvenait un parfum de massalé qui traversait la cour et, par la porte et les fenêtres largement ouverte, embaumait la case.  Les grains étaient déjà en crème et le riz achevait de cuire.  Il était douze heures quinze.  Comme tous les jours, papa écoutait à la radio les avis de décès.  À tout hasard, au cas où il connaîtrait quelqu'un.  Parmi la monotone liste des défunts inconnus récitée d’une voix monocorde, un nom résonna soudain, comme un coup de glas : Nadège Boyer.  Je faillis en laisser tomber la pile d’assiettes que je m’apprêtais à disposer sur la table.  Nadège, ma compagne de classe, mon amie d’enfance, était morte.  Je n’eus pas le temps de m’attrister.  Déjà la voisine dévalait le chemin et le sentier bordé de muguets.

– Vous connaissez la nouvelle ? 

Maman, de sa cuisine, n’avait rien entendu.  Papa lui expliqua.

– Personne n’échappe au malheur.  Même les riches doivent y passer.

– Il faut dire que le malheur ne les a pas épargnés : de leurs deux enfants, le fils a mal tourné et voilà que leur fille meurt.

– Je croyais qu’elle vivait en France ? 

– Ils l’auront rapatriée.  Quand on a de l’argent, c’est quand même plus facile.

Nous connaissions bien les Boyer qui habitaient une grande maison bâtie en dur et entourée d’un jardin soigneusement entretenu par un jardinier.  Ma sœur aînée s’occupait de l’intérieur et un de mes frères, avant de partir en métropole, avait, durant quelques saisons, coupé la canne dans leur grand champs qui descend derrière chez nous jusqu’au cimetière.

– Finalement, on n’a jamais su ce qu’elle était partie faire en France, dit insidieusement notre voisine.

J’entendais déjà les commentaires qui devaient circuler dans le village.

– Pendant un temps, elle était bien avec le garçon Grondin.

– Il y avait peut-être quelque chose à cacher.

– Voilà pourquoi ils l’auront expédiée en France où tout est permis, suggérait une commère qui y avait passé un mois et en avait gardé un mauvais souvenir.

Et une autre de renchérir :

– J’y pense : lui-même n’y faisait-l pas l’armée ? 

– Inutile d’imaginer la suite.

Qu’aurais-je pu dire ?  Qu’aurais-je pu faire, face à des ragots moins méchants que bêtes, nés de l’ennui séculaire qui engourdit notre île ?  Pourtant, si je ne connaissais pas toute la vérité, j’avais approché la souffrance de Nadège, sa conscience et son respect de Dieu l’avaient poussé au martyr.

– Son fiancé n’a-t-il pas été tué en Yougoslavie ? 

– Le garçon Payet ? 

– Celui qui s’est engagé quelques jours après que le fils Boyer se soit échappé de prison.

Je me rappelais ce jour-là.  J’étais partie chercher ma sœur qui terminait son service à dix-huit heures.  Papa n’aurait jamais voulu nous voir « vider les pots de chambres » des autres.  Si ma sœur travaillait pour Madame Boyer – qui la rétribuait honnêtement – c’est que celle-ci avait été notre maîtresse d’école à tous.  Elle nous aimait comme nous la respections ; chacun connaissait les limites de l’intimité à ne pas dépasser.

Nadège et moi étions appuyées contre le mur de la terrasse qui surplombe le jardin et tout Le Guillaume jusqu’à la mer.  Au large, un bateau à l’ancre attendait de pouvoir entrer dans le port de la Pointe des Galets.  Le soleil, de plus en plus orange, descendait vers l’océan pour libérer son rayon vert.  Après ce serait la nuit.  Nadège me parlait de son fiancé.  Sa famille était plus ouverte que la mienne et la laissait sortir, rencontrer un garçon qui, correctement et en toute simplicité, pouvait la reconduire chez elle.  Chez nous, c’est tout juste s’il ne fallait pas d’abord faire « la rentrée » avec demande en mariage par parent ou ami interposé.  Heureusement, il y avait la messe du samedi soir et j’arrivais à me débrouiller.  À mon tour, je lui contai les rendez-vous que me donnait un garçon derrière l’église, nos baisers passionnés, la caresse de ses main par-dessus ma robe.  Nous savions l’un et l’autre que nous n’irions pas plus loin et cet interdit augmentait notre plaisir.  Mains enlacées et tempe contre tempe, Nadège et moi échangions ainsi nos confidences de jeunes filles, plaisantant sur ce que nous ne connaissions pas encore.  L’ylang-ylang en contrebas nous enveloppait de sa fragrance.  Nous baignions dans la douceur et la sérénité.  Rien ne semblait devoir jamais changer, ni la tranquillité de notre vie, ni la tendre amitié qui nous liait comme des sœurs.

La nuit était tombée.  Ma sœur nous avait rejointes.  Sur la mer violette, le bateau scintillait comme un sapin de Noël.  Du jardin, nous parvint soudain un bruit de frôlement suivi d’un long sifflement savamment modulé.  Nadège tressaillit.

– J’ai froid.  Rentrons.

– Non, nous allons partir, sinon papa sera fâché.

*

 – Le fils Boyer s’est échappé de prison ! 

Ce genre d’événement – sans doute trop rare au goût de certains – rompit la monotonie du village et peut-être même d’une bonne partie de l’île.  Il y en eut des commentaires et des suppositions !  Dès que j’en eus l’occasion, je me précipitai discrètement chez Nadège.  Je la trouvai très pâle, comme poursuivie, traquée.

– Tu te souviens ?  La dernière fois que tu es venue, j’avais voulu rentrer parce que j’avais froid.  C’était faux : j’avais reconnu le signal de mon frère.

Je connaissais l’amour qu’elle portait à son petit frère de cinq ans plus jeune.  Seul héritier mâle et inespéré, il était l’enfant gâté, le « fils à papa » type, à qui on ne refusait rien.  On n’avait jamais su exactement pourquoi il s’était retrouvé en prison.  Alors, on avait imaginé : du zamal [1] au viol de mineure.  Qui connaît ? 

– Je n’ai jamais rien pu lui refuser.  Il avait besoin d’argent pour fuir.  Alors, je lui ai donné ma chaine et ma croix en or.  Maintenant, je le regrette : il me semble qu’on m’a arraché quelque chose, comme une partie de mon corps.  Ou de mon âme.

– Comment a-t-il fait pour s’échapper ? 

– Ce n’est même pas la peine d’en parler.  Son histoire ne tient pas debout.  Il partageait sa cellule avec un Malgache qui pratiquait la sorcellerie.  Il aurait fait un pacte avec un esprit.  C’est ce qu’il m’a dit.

Dans notre famille, nous sommes catholiques depuis toujours.  Non seulement nous avons oublié notre langue, mais nous ne suivons plus la religion tamoule, sauf pour le samblani [2].  Pourtant, nous nous méfions des Malgaches.  Leur pouvoir de sorcellerie est très puissant et je craignais pour le frère de Nadège.

– Qu’il fasse attention à lui.

– Depuis lors, je ne cesse de faire d’affreux cauchemars dans lesquels un monstre me poursuit.  Même la journée, j’ai des pensées bizarres.

Une érubescence envahit la lactescence de son visage.

– Tu sais que je suis honnête, que je sais faire respecter mon corps.  Pourtant, je n’arrête pas de me mouiller.

Elle savait qu’elle pouvait me confier ses pensées les plus intimes.

– Le pire, c’est que ce n’est pas désagréable.  Même quand je me caresse en pensant à Gérard, je n’éprouve pas ce plaisir.  J’ai l’impression de vraiment faire l’amour, alors que je ne l’ai jamais fait.

À mon tour, je lui confiai mes expériences solitaires.  Quand je la quittai, elle semblait rassérénée.

Pourtant, ses cauchemars continuèrent, comme ses pensées impures et son étrange désir sans objet.  Quelques semaines plus tard, elle arriva à la maison toute bouleversée : le garçon qu’elle aimait partait faire son service national en Métropole.  Je n’assistai pas au départ.  Elle me raconta que leurs adieux furent particulièrement douloureux.  Gérard pleurait, comme s’il avait eu un mauvais pressentiment.  Dès ce jour, l’état de mon amie empira : ses cauchemars augmentèrent tout en devenant plus précis.  Le matin, elle se levait épuisée, encore plus fatiguée que la veille au soir. 

*

– Nadège, je te vaux : sois à moi.

– Je serai à Gérard et à personne d’autre.

L’homme était séduisant pourtant et insistait.

– Tu seras à moi et à nul autre.  Je te ferai riche et tu vivras éternellement.

– Tu es un sorcier, je le sais.  Je suis une bonne chrétienne et tu n’auras pas mon âme.

L’être onirique partit d’un grand rire méprisant.

– Je suis bien plus qu’un sorcier, gronda-t-il en se transformant. 

De sa nuque jaillirent trois têtes hideuses.  Il se tenait nu devant la jeune fille clouée de terreur sur son lit.  Il avait six bras, six jambes et trois sexes.

– Si tu ne m’épouses pas, jamais tu ne pourras te marier et tu mourras à trente ans. 

* 

Nadège dépérissait.  Son regard devenait hagard.  Perdue dans ses pensées, il lui arrivait, lorsqu’elle marchait dans la rue, de ne pas saluer les gens qu’elle connaissait.  Peu à peu des commentaires se répandirent.

– Quelqu’un l’a arrangée.

– Elle a un esprit sur elle.

On allait même jusqu’à soupçonner son fiancé de l’avoir envoûtée pour qu’elle lui reste fidèle.  J’étais révoltée, mais je ne pouvais rien faire : il y a trop de religions, chez nous, qui, en se mélangeant, ont engendré une multitude de superstitions auxquelles tous, même Nadège ou moi-même, finissaient par croire plus ou moins.  Je rendais visite à mon amie le plus souvent possible pour tenter de la réconforter.  Je lui expliquais que son état provenait de sa tristesse, de sa séparation d’avec Gérard, qu’elle devrait sortir, se changer les idées.  En vain.  Finalement, ses parents décidèrent de m’envoyer chez son oncle à Dieppe.  Découvrir la France en même temps que se rapprocher de Gérard, caserné à Rouen et qu’elle pourrait peut-être rencontré à l’occasion d’une permission, lui ferait le plus grand bien.

Et les commérages de reprendre de plus belle, tantôt rassurants :

C’est une bonne chose qu’elle parte : les esprits ne traversent pas la mer.

Tantôt  d’une méfiance insolente :

– Chouchoute y gratte, dawar. [3]

Le jour de son départ, je me rendis à Gillot, bien que je déteste l’aéroport.  Je n’y vais qu’à l’occasion des vacances de mon frère et, lorsqu’il repart, c’est chaque fois une déchirure.

Nadège semblait se sentir mieux.  Elle s’enthousiasmait pour les expériences qu’elle s’apprêtait à vivre.  Avec elle, je me réjouissais.  Pourtant, mon cœur s’angoissait étrangement.  C’était moins la tristesse de la séparation qu’une peur mystérieuse de l’avenir, un funeste pressentiment.  Nous nous embrassâmes longuement.  Il me semblait que je serrais mon amie dans mes bras pour la dernière fois.

Ce qui se passa plus tard, je puis maintenant l’imaginer grâce aux lettres qu’elle m’envoyait chaque mois. 

* 

Lorsqu’elle était à la Réunion, un des plaisirs de Nadège était de prendre la voiture pour descendre jusqu’à Saint-Gilles ou Saint-Leu et de s’installer sur la plage, à l’ombre des filaos, avec un livre.  Elle avait pensé pouvoir le faire à Dieppe, puisqu’elle avait la chance de vivre au bord de la mer.  Mais les galets lui meurtrissaient le corps.  Pour passer le temps, elle déambulait sans fin d’un bout à l’autre de la digue, s’arrêtait aux échoppes de souvenirs où elle achetait un monceau de cartes postales qu’elle n’envoyait même plus.  Parfois, elle montait sur la falaise qui domine la ville.  Elle détestait le vent chargé de sel et d’embruns, qui lui poissait les cheveux et la peau mais finissait par l’enivrer.  L’hiver, s’était pire.  Enfermée dans l’appartement, elle ouvrait parfois la fenêtre, malgré le froid, pour regarder la longue chenille automobile ramper dans l’étroite rue sombre et humide.  Elle se disait qu’elle ne pourrait jamais vivre en France, ce pays froid comme ses habitants aux visages aussi fermés que leurs maisons aux murs ternes.  Ni gaité, ni couleurs.  Elle avait l’impression de regarder un film en noir et blanc.  S’il lui arrivait, à la Réunion, de regretter une certaine monotonie, de rêver de grands espaces autres que l’infini de l’océan, de s’ennuyer des conversations aux mêmes propos toujours rabâchés, au moins elle était chez elle.

Il était pourtant un endroit qu’elle appréciait.  Elle avait découvert seule Veules-les-Roses, un jour où son oncle lui avait prêté sa voiture.  Chaque fois qu’elle en avait l’occasion, elle garait la petite Clio près de la source de la Veules et, par les cressonnières, descendait à pied le plus petit fleuve de France, s’intéressant à la réfection des moulins à eau et s’attardant à l’abreuvoir ou aux lavoirs dans l’étroite ruelle.  Elle aimait s’y promener avec Gérard lors de ses permissions.  Un Gérard de plus en plus distant, inquiet, comme rongé par l’intérieur.

– Si tu ne m’aimes plus, dis-le-moi franchement.

– Je t’aime toujours.  Mais l’armée change un homme.  J’ai une autre vision des choses.  Dans notre île, nous nous fichons pas mal du destin du monde.  As-tu pensé à la souffrance des Croates ? 

– Ou des Serbes.  Dans une guerre, tout le monde est victime.

– Tu as raison.  Voilà pourquoi je vais partir : je me suis porté volontaire comme Casque Bleu.

– Et si tu te fais tuer ? 

– Ce ne sera ni pour la France, ni pour la Réunion, mais pour l’honneur de l’être humain.  Et pour ma conscience.

– Et moi ?  Tu m’oublies ?  Ne penses-tu pas que le bonheur de l’humanité commence par celui de ses proches ? 

– Bonheur égoïste ! 

Après un long silence, Gérard s’excusa.

– Tu as raison, mais je n’ai pas le choix.  Quelque chose me pousse à agir de la sorte.  Même si j’ai le pressentiment que j’y laisserai ma peau.

Nadège avait la même prémonition.

– Gérard, je veux être à toi et rien qu’à toi.

Dans un coin retire, ils tentèrent de s’aimer.  En vain.  Ni Gérard, ni Nadège ne purent assumer leur désir, bloqués par l’angoisse de « la première fois ».  Gérard fut pris d’un mal de ventre soudain qui le priva de sa virilité.

Nadège comprit en se souvenant des menaces contenues dans ses rêves. 

* 

Nous ne prêtâmes pas attention à l’avis de décès de Gérard Payet.  Sans doute, étions-nous absents ce jour-là.  Le plus étrange, c’est que personne n’en parla, alors qu’il était mort en héros.

Bientôt Nadège cessa de m’écrire.  Je ne m’inquiétai pas, pensant qu’elle avait enfin trouvé une occupation intéressante.  Un jour, ma sœur m’apprit qu’elle était rentrée chez elle dans un état de prostration qui ne lui permettait aucune sortie ni même aucune visite.  Ses parents la gardaient cachées dans sa chambre.  En dépit de la vive amitié qui nous liait et malgré mon envie de la revoir, je sus me montrer discrète et me priver du plaisir (mais eut-ce été un plaisir ?) de la serrer dans mes bras une dernière fois.

Pourtant, comme toujours, la nouvelle de son retour finit par se répandre.  Comme les commentaires : la folie l’avait complètement gagnée.  Elle délirait, prononçait des paroles incompréhensibles.  On en déduisit que, possédée par le démon malgache, elle éructait des obscénités dans son langage.

* 

Enfin, notre voisine s’en retourna, au grand soulagement de papa que la faim rendait nerveux.  Le carry était froid, que maman fit réchauffer.  Je ne pus rien avaler : je me sentais la gorge plus étroite que la route de Cilaos.


[1] Hachich.
[2] Culte des ancêtres équivalent à la Toussaint.
[3] Ça doit lui démanger quelque part, sans doute.

*

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